Imaginez que vous ayez 18 ans en 68 sous le soleil du Brésil. Oubliez les clichés, les peaux sont peut-être presque nues mais le racisme est latent ; un gouvernement de droite bodybuildée a pris le pouvoir en 64, soutenu par les Etats Unis comme tout bon régime paramilitaire qui se respecte et je vous fais grâce des disparités économiques. Tout la création musicale croule sous le poids trop lourd des schémas harmoniques traditionnelles, à l’instrumentation tout aussi traditionnelle, en particulier celle de la bossa nova apparue la décennie précédente. A ce propos, qui de Nara Léao, Joao Gilberto ou encore notre Henri Salvador (de Bahia ?) a composé le tout premier morceau de bossa ? Mystère et confiture.
Mais devant l’ampleur de la British Invasion qui vient de ravager les Etats Unis, certains artistes -Caetono Veloso, Gilberto Gil, Os Mutantes, Tom Zé, Gal Costa, sans oublier l’indispensable et moustachu Rogério Duprat- vont s’ouvrir à la pop et au psychédélisme, se nourrir de poésie concrète, du Novo Cinéma de Glauber Rocha et des installations d’Hélio Oiticica . Mais ceci sans renier la samba de Carmen Miranda et la bossa des maîtres sus-cités, en les retournant, les incorporant, en les "cannibalisant". De ceci naîtra le tropicalisme.
Après un album de bossa avec Gal, Veloso sort le premier album tropicaliste avec quelques morceaux admirables (Tropicalia, Alegria alegria…), puis c’est au tour de Gil avec un excellent album sur lequel il pousse la provocation à poser dans l’uniforme de l’Académie Brésilienne des Lettres, sabre au clair. C’est alors que Caetono Veloso désirant poser les bases théoriques du mouvement proposera à tout ce petit monde de composer l’album manifeste "Tropicalia ou panis et circenses". On retrouve sur cette merveille l’exubérance de Gilberto , le songwriting de Zé, les délires de Os Mutantes- oubliez vos réflexes de prononciation espagnole, dîtes Os Moutanches et rigolez un bon coup- la délicatesse et le discours très politisé de Veloso et un superbe morceau chanté par Nara Léao, Lindonéia- titre d’un tableau du photographe et peintre tropicaliste Rubens Gerchman. Il y a même (?!) un petit mambo avec Três Caravelas. C’est Rogério Duprat qui signe les incroyables arrangements, très présents, qui semblent dialoguer au plus près avec les voix, d’une inventivité, d’une joliesse, d’une modernité détonantes.
A part deux morceaux en commun- l’énorme Panis et Circenses de Os Mutantes et Bat Macumba par Gil-, il est certainement plus aisé de se procurer l’excellente compilation Tropicalia au remarquable livret-les photos !- sorti sur Soul Jazz. Ils sont tous là, il y a même un morceau de Gorge Ben, sympathisant du mouvement.
Cela allait d’ailleurs mal tourné. Une banderole représentant Cara de Cavalo (Tête de Cheval), un Robin des Bois des favelas abattu par la police avec le slogan "soyez un hors-la-loi, soyez un héros" exposée pendant leurs shows et ce qui sera pris pour des blasphèmes attireront les foudres d’un gouvernement moralisateur et répressif sur les têtes de Veloso et de Gil, qui connaîtront la prison puis l’exil à Londres.
Chris do Brazil (avec tous mes remerciements à Médéric et Céline...)
Tous les morceaux sont extraits de "Tropicalia ou panis et circenses".
Miserere Nóbis (performed by Gilberto Gil)